Le Libertaire (1917-1956) > Catalogue des articles > 1er février 1952

Billet surréaliste

Peut-on falsifier l’œuvre et le sens de la vie d’un poète

Une émission radiophonique de MM. Trutat et Charbonnier était le 16 décembre dernier, consacrée à Jarry. Celui-ci était présenté comme chrétien, porteur d’une croix, regrettant que sa petite taille ne lui ait pas permis de faire son service militaire. Rachilde, que son grand âge excuse quelque peu, venait radoter. Un cureton déclarait que la « Passion considérée comme une course de côte » était un texte blasphématoire, mais... la « Chanson du Décervelage » était présentée comme une java, « Tatane », chantée par Mireille, devenait une inaudible stupidité. Enfin, on insinuait que Jarry était homosexuel. En même temps que mes amis et moi protestions collectivement dans Le Libertaire, je donnais mon opinion dans Arts, obligeant MM. Trutat et Charbonnier à confirmer dans Opéra que Jarry était bel et bien un poète chrétien. J’ouvrais donc une enquête dans Arts pour demander à un certain nombre de personnalités littéraires si le Père Ubu était réellement chrétien. Il ne s’est trouvé personne pour soutenir cette thèse. Les chrétiens eux-mêmes en font tout au plus un hérétique. Les auteurs de l’émission étaient donc dans une fâcheuse posture devant l’opinion. Pour opérer une diversion et se faire de la publicité, ils n’avaient plus d’autres ressources que d’intenter à Arts et à moi-même un procès en diffamation, qu’ils sont d’ailleurs assurés de perdre.

Qui sont ces messieurs ? M. Alain Trutat a été et est peut-être encore stalinien, en tout cas il a bien profité des leçons reçues dans le parti dit communiste. Il a été ami très intime d’Eluard, celui qui applaudissait à l’assassinat de Zavis Kalandra par les staliniens de Prague. Quant à M. Georges Charbonnier, nul ne sait d’où il vient. Il apparaît simplement comme un vague besogneux de la plume. Par ailleurs, M. Trutat semble être un spécialiste de la falsification grossière. Dans Paru de juillet 1949 on relève en effet une lettre d’un lecteur l’accusant d’avoir produit un faux Kafka à la radio. Il s’agissait du « Jugement » qui, dans l’original, conclut à la damnation tandis que le texte donné par M. Trutat conclut au pardon. Jusqu’à maintenant M. Trutat n’a pas démenti. Ne pas démentir une accusation constitue une reconnaissance implicite de son bien fondé.

Un autre problème se posait subsidiairement : la Radio a-t-elle le droit de propager des textes qui défigurent l’oeuvre et la vie d’un poète défunt ? Il est à mon sens inadmissible qu’au nom de la liberté d’expression il puisse en être ainsi. Cette liberté d’expression reste formelle s’il n’est pas possible de rétablir la vérité en usant des mêmes moyens techniques que le falsificateur ; en d’autres termes il n’y a pas de liberté d’expression si elle s’exprime à sens unique, dépourvue du droit de réponse. Non seulement il n’y a pas de liberté d’expression réelle mais cette prétendue liberté a, en l’occurrence, dégénéré en licence, signe avant-coureur de la suppression de toute liberté.

Le procès qui m’est intenté aura l’avantage de me permettre de poser publiquement toutes ces questions sur lesquelles le tribunal devra statuer. S’il le fait, il ne peut manquer de condamner MM. Trutat et Charbonnier.


Benjamin Péret