« Le Libertaire » contre « L’Humanité »

Lors d’une tournée de conférences en province, André Colomer notait les progrès de la propagande communiste et de son organe central L’Humanité. Il se plaignait de ne pouvoir trouver Le Libertaire dans toutes les villes où le journal communiste était diffusé. Constatant l’incapacité de l’hebdomadaire à rivaliser avec le quotidien financé par Moscou, il lance l’idée d’un quotidien anarchiste. Outre sa périodicité, un tel organe permettrait surtout de toucher les endroits les plus reculés.

Pour que dans chaque agglomération humaine un des nôtres fasse vivre intensément le foyer d’Anarchie, il doit posséder l’instrument de compréhension et de propagation des idées, toujours à la disposition de tous ceux qui veulent savoir. [1]

Ce projet séduit d’emblée les responsables de l’U.A. qui réunissent un congrès à Paris du 12 au 13 août 1923 pour en débattre sous la présidence de Sébastien Faure. La réunion connaît une certaine affluence puisque le compte-rendu dénombre 800 congressistes [2]. Les groupes consultés se montrent enthousiastes malgré les mises en garde contre les risque de centralisme et la concurrence déloyale qu’un quotidien pourrait faire peser sur la presse anarchiste régionale. L’Union anarchiste, isolée au niveau politique, n’a d’autre choix, si elle veut conserver son indépendance, que de moderniser ses instruments de propagande.

Maurice Fister, qui a succédé à Louis Lecoin au poste d’administrateur du journal, s’oppose seul à cette entreprise. Il se demande, sans convaincre ses compagnons, si « le mouvement anarchiste est capable de s’offrir le luxe d’un quotidien, quand il n’arrive même pas à faire vivre son hebdomadaire ? » [3]. Les comptes d’exploitation du Libertaire font en effet apparaître un déficit chronique que l’administrateur parvient difficilement à combler par le recours systématique aux souscriptions. D’autre part, il ne peut en aucun cas faire appel à la publicité. Mais la solution miracle est déjà toute trouvée, il s’agit de lancer un emprunt auprès des sympathisants. 1500 obligations seront mises en circulation pour couvrir les frais de lancement. En réalité, l’administration n’envisage de rembourser que ceux qui, se trouvant dans le besoin, en feront la demande expresse. Elle estime que 150 000 francs sont nécessaires au fonctionnement du quotidien pour six mois. Pour atteindre l’équilibre financier le journal devra se vendre à 15 000 exemplaires pour un tirage de 20 000. La sortie du premier numéro est prévue pour le premier novembre 1923 au plus tard. A ce jour, les compagnons n’ayant versé que 55 000 francs, le conseil d’administration du journal se donne un nouvel objectif pour le mois de janvier 1924.

Pourtant dès le 4 décembre 1923, l’expérience est lancée. A cette date l’emprunt-souscription n’a réuni que la moitié de la somme jugée nécessaire, soit 72 295 francs. Mais l’équipe de rédaction tient à profiter du retentissement autour de la mort mystérieuse de Philippe Daudet pour inaugurer sa formule quotidienne.

[1André Colomer, « Modernisons nos armes », Le Libertaire, n°232, 29 juin 1923.

[2Le Libertaire, n°239, 17 août 1923.

[3Intervention de Maurice Fister au IVème congrès de l’U.A. (Paris, du 12 au 13 août 1923) rapportée dans Le Libertaire, n°239, 17 août 1923.